It’s a new dawn, it’s a new day, it’s a new life for me & I’m feeling good.
Le parquet était impeccablement lisse et l’odeur de la cire embaumait la vaste salle de danse où Barbara évoluait lentement, examinant les distances d’un bout à l’autre de la salle. Sa salle avait une capacité d’accueil de cinquante personnes, mais les groupes de travail se limitaient généralement à une vingtaine. C’est ici que sa vie australienne allait commencer. Quand elle avait signé le contrat avec le studio de danse, elle n’avait pas encore pris conscience de l’ampleur des choses. Mais à cet instant, alors qu’elle marchait vers les grandes fenêtres, elle commençait à comprendre que les choses devenaient sérieuses. Elle n’était plus en France, elle n’était plus une étudiante en galère, elle ne courait plus les ruelles parisiennes à la recherche d’un boulot, elle était à Sydney.
Voilà à peine deux semaines qu’elle avait posé les pieds sur le sol australien, goûtant avec délice la chaleur du soleil, et depuis la chance n’avait cessé de lui sourire. L’appartement qu’elle avait visité était parfait, le studio de danse avait accepté sa candidature et se réjouissait de travailler avec elle et elle ne se lassait toujours pas du cadre parfait de la ville. Elle ne regrettait plus sa décision de quitter la France, même si elle devait avouer que la Corse lui manquait quelques peu. Paris par contre, ne lui manquait pas du tout. Triste ville perdue dans le brouillard où les gens avancent comme des robots et sont mus d’une fierté étrange pour leur ville, de là à médire sur tous ceux qui viennent d’ailleurs. Barbara en avait pâti, ses origines corses lui avaient donné droit à toute sorte de clichés, de la terroriste à la trafiquante de drogues. Au début c’était plutôt drôle, mais vite c’était devenu lassant. C’étaient toujours les mêmes plaisanteries, les mêmes abrutis qui demandaient toujours des nouvelles de la French Connection ou du FLNC.
Alors Sydney lui avait tendu la main, et elle avait saisi sa chance pour tout laisser derrière elle, pour intégrer une ville où ses origines ne seraient plus sujet de moqueries, où son identité ne serait pas sans cesse questionnée par quelques fils et filles à papa qui n’avaient que l’argent comme motif de réussite. C’était une bouffée d’air frais que de respirer un air nouveau, que de pouvoir recommencer quelque chose. Maintenant qu’elle approchait la trentaine, Barbara avait bien l’intention de commencer ce qu’elle n’avait jamais eu le temps d’entreprendre, bâtir une famille, un foyer et stabiliser sa vie au maximum. C’était sa chance de faire quelque chose de différent.
Le grand miroir lui renvoyait son image, celle d’une femme fatiguée mais prête à changer. Et d’un coup elle se revit, quinze ans plus tôt, s’exerçant sur une barre similaire, virevoltant dans son body noir. Elle entrait à peine au collège, si jeune et si pure, et ne vivait déjà pourtant que de ses deux passions, la danse et la gymnastique. A cette époque elle commençait à peine à entrer dans le bain de la compétition, d’attaquer la gymnastique avec détermination, avec l’espoir que ses efforts seraient récompensés plus tard. Après deux années de dur entraînement, elle avait réussi à qualifier pour les championnats de France, puis d’Europe. Quatorze ans à peine, l’âge parfait pour se dévouer corps et âme à cette discipline, quand le corps se modelait encore sans difficultés. Elle espérait atteindre les J.O, c’était son but ultime, mais une blessure avait mis fin à ses rêves de carrière internationale. L’injustice de cette situation l’avait gardé baignée dans une frustration pendant encore longtemps. Ce n’est que deux ans plus tard qu’elle avait pu sérieusement recommencer le sport, mais pour elle c’était bien trop tard. Et puis les problèmes s’étaient enchaînés, son père s’était retrouvé endetté jusqu’au coup, et Barbara avait alors décidé de travailler pour l’aider. C’est que l’esprit et l’honneur de la famille étaient en jeu, et comme elle était Corse de sang, ses valeurs lui étaient trop importantes pour ne pas s’en soucier. Elle avait donc commencé la fac sans trop suivre, trop occupée à enchaîner les petits boulots de serveuse, de barmaid ou de vendeuse. Elle avait validé sa licence de justesse, et le master à Paris avait presque failli lui échapper si elle n’avait pas toujours été persévérante.
Mais alors que ses collègues ou ses amis à la fac commençaient à se mettre en ménage, à se marier, à avoir des enfants et à entrer dans un quotidien d’adulte, Barbara elle avait continué de travailler pour que son père et son petit frère s’en sortent. Elle se répétait que sa mère aurait été fière d’elle si celle-ci était toujours en vie, mais cette litanie sonnait extrêmement faux. Elle se rendait bien compte que quelque chose clochait, qu’elle se laissait porter par les problèmes des autres, n’avait-elle pas de problèmes, elle ? Beaucoup plus qu’elle ne l’imaginait en tout cas.
Elle rassembla ses affaires en un coin et brancha son ordinateur à un des amplis de l’installation sonore. Si elle avait débuté avec la danse classique, les épreuves de ses dernières années l’avait plongée dans un autre univers, un autre style de danse. Elle aimait toujours le classique, mais elle ressentait la nécessité de mettre plus de rage dans ses pas. Il ne s’agissait plus de paraître aussi légère qu’une plume, mais d’évacuer la frustration à travers la danse. Elle avait essayé le hip hop puis le street jazz, et avait trouvé dans cette dernière discipline l’alliance parfaite entre la finesse et l’action. Elle en avait fait son échappatoire et maintenant son métier.
*****
La jeune femme insérait la clé de son nouvel appartement dans la serrure quand la porte d’en face s’ouvrit.
« Barby ! » La concernée se retourna vers son voisin et lui offrit un sourire chaleureux.
« Salut Steph ! » Son voisin était un peu plus jeune qu’elle, 23 ans ou 24 ans peut-être, mais il s’était mis l’étrange idée en tête de conquérir sa charmante voisine. Les hommes me direz-vous. Qu’elle soit plus âgée ne le dérangeait pas, c’était à peine trois ans de plus de toute façon. Et puis c’était un charmeur, c’était dans ses gênes de courir après tout ce qui bouge ! Alors la jolie et gentille nouvelle voisine se transformait en proie idéale. Voilà bien deux semaines qu’elle était là, et il avait remarqué qu’il ne la laissait pas indifférente. Sinon pourquoi lui aurait-elle apporté ce plat de cookie et ou ces pâtisseries françaises pleines de crème ? Il ne se posait plus la question, il en était certain même, elle en pinçait pour lui.
« Dis, ça te dirait de passer chez moi boire un verre ? On n’a jamais pris la peine de vraiment faire connaissance toi et moi. » Il dégaina son plus beau sourire et s’appuya contre l’encadrement de la porte. Elle, elle se contenta d’esquisser un sourire gêné, regarda la porte de son appartement puis de nouveau Stephen préféra expédier l’affaire gentiment.
« Ça aurait été avec plaisir, mais je suis claquée… Je sors du studio de danse et j’ai le corps en miettes… » Il s’approcha alors, voyant là une invitation là où il n’y en avait pas. Instinctivement, la brunette fit un pas en arrière pour garder le maximum de distance, mais son dos rencontra la porte qui fit obstacle entre elle et la tranquillité. « Je peux arranger ça » murmura le jeune homme en posant sa main sur l’épaule de la jeune femme. Celle-ci se dégagea violemment et son expression faciale changea en une moitié de seconde. Le contact. Attaque de son intimité plus violente pour elle que pour n’importe qui d’autre. Sa peau en brulait presque, son sang se glaçait au contraire et parfois quand c’était trop prolongé et vraiment désagréable, des hauts le cœur la prenait.
« Ne me touche pas ! » lança-t-elle d’une voix cinglante, sur un ton tellement brusque mais ferme que Stephen en resta sans voix. Il n’aurait pas pu imaginer que sa douce, gentille et souriante voisine se formaliserait aussi violemment alors qu’il avait à peine effleuré son épaule.
« Ne t’avise plus de me toucher. » Ajouta-t-elle toujours aussi fermement, puis aussi rapidement qu’elle s’était mise en colère, elle se radoucit.
« Désolée ». Elle s’engouffra rapidement dans son appartement et laissa le jeune pantois et dans l’incompréhension totale. Le bruit du verrou le sortit dans son état d’inactivité et il rentra à son tout chez lui, cherchant encore ce qui avait pu mal se passer.
*****
C'était donc Sydney... Sa nouvelle ville, son nouveau départ, là où elle devait poser les bases pour bâtir une vie entière. Là où elle voulait fonder une famille, réapprendre à vivre pour elle... Mais comment était-ce imaginable, quand la seule idée de toucher quelqu'un la répugnait au plus haut point ? Comment pouvait-on espérer vivre tranquillement quand le physique de son espèce était rebutant pour soi ? Mais elle devait cesser avec les question qui n'allaient nulle part.
Vivre tranquillement, ne plus encaisser les coups, les donner. Ne plus se laisser envahir de problèmes, les contrôler. Ne plus se poser de questions, créer des réponses. A moins que Sydney ne lui réserve autre chose...
.